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J’utilise les caméras de vidéosurveillance dans le cadre du spectacle vivant. Elles offrent un point de vue immersif et décalé du plateau au public, sont faciles à installer et pas chères.
Lors d’une soirée prolongée chez une voisine gérante d’une grande surface, elle reçoit une alarme d’intrusion dans son magasin et me demande de l’assister pour aller voir de quoi il en retourne. Nous sommes presque sûrs que c’est une fausse alerte mais je ne suis pas complètement rassuré en traversant les rayons.
Je lui dis qu’elle devrait installer des caméras connectées à internet pour éviter de se déplacer la nuit en cas de fausse alarme. Elle me demande de le faire pour elle et j’accepte le défi.
L’idée de participer à la surveillance d’un magasin ne m’enchante pas mais elle a déjà un système de vidéosurveillance en place, j’ajoute juste un certain confort pour accéder aux images à distance.
Je découvre alors un système qui utilise internet pour transporter des images d’une réalité distante. J’apprends à configurer son réseau, remplacer les mots de passe par défaut et sécuriser l’accès aux images de l’extérieur.
J’apprends aussi que bon nombre de caméras de vidéosurveillance connectées dans le monde ont le fameux mot de passe par défaut.
Je vérifie cette information par curiosité, et effectivement, je constate que j’ai accès à des images aléatoires en direct, un peu partout dans le monde.
Au début j’opère de façon aléatoire, je scanne une série d’adresses IP, frappe à la porte qui pourrait contenir des caméras et entre l’identifiant et le mot de passe par défaut ADMIN, ADMIN…
Et j’entre dans un monde nouveau, un troisième oeil me pousse ou plutôt je regarde à travers un oeil unique.
Au départ j’observe des machines industrielles abandonnées, des turbines immenses au milieu d’un entrepôt, je reconnais que ça se passe en Chine. Très rarement, il y a des personnes, assises qui surveillent en étant surveillées.
Un jour, par chance, je me connecte aux caméras d’une bijouterie et j’observe le patron qui range sa vitrine en fin de journée, les colliers de pierres précieuses, les costumes typiques des passants dans la rue, j’imagine que c’est au Xinjiang. Quelqu’un entre. Je perds la liaison brutalement.
J’imagine la suite comme dans un film. J’essaye de me reconnecter, ADMIN ADMIN. Non.
En attendant, je scanne une autre série d’adresses IP et tombe sur d’autres images pas intéressantes.
Je zappe de nouveau vers cette bijouterie.
Je découvre que l’adresse IP n’est pas en Chine mais en Syrie.
Tout va bien en fait. La vitrine est rangée et le patron va bien.Je commence alors à cibler les adresses IP plus précisément, pays par pays, de façon systématique et en observant les décalages horaires.
Et là commence un déluge d’images habitées. Je constate que dans certains pays, on est peu rigoureux avec la sécurité, ou on a rien à cacher.Des salles de réunion en Palestine, des salons d’ambassade en Ouzbékistan, des centres de recyclage de plastique avec des enfants qui trient les déchets , des fabriques de mannequins en résine en Turquie, un centre d’épilation à Ulan Bator, un ATM en Corée, des restaurants un peu partout, même un Burger au Québec, des hôpitaux aussi.
Je tape systématiquement des adresses IP en dehors de l’Europe et j’utilise une adresse IP qui, je pense, n’est pas reliée à moi.
Jusqu’au jour où je suis détecté.
Ça me calme en temps, et je trouve un façon de continuer à regarder, jusqu’à saturation.Je ne sais plus trop comment j’ai arrêté. Peut être après une mise à jour qui augmentait la sécurité des caméras. ADMIN ADMIN, fini.
Ou bien je n’assumais pas mon côté voyeuriste devant l’intimité d’une maman qui change son enfant dans un appartement luxueux au Quatar, une hôtesse de karaoké à Taipei qui piège son client en le masturbant devant une caméra ou encore un viel homme amaigri en fin de vie dans son lit médicalisé.Je suivais l’évolution en parallèle de différentes réalités sociales, comme des TV novélas, des Big Brother à l’échelle mondiale, où j’étais le scénariste en temps réel.J’ai en gardé quelques images, quelques films, des pépites figées dans le temps d’une faille de sécurité.





